Être un Blanc à Dubaï

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La ville excite l’imaginaire et représente, dans ses aspects négatifs ou positifs, la quintessence de la civilisation humaine. Platon dans La République ou Thomas More dans L’Utopie (1516) ont imaginé des cités idéales dont l’urbanisme était entièrement soumis à l’utopie sociale qu’ils entendaient promouvoir. Les préceptes de Charles Fourier ont inspiré la construction du Familistère de Guise au XIXe siècle. En Inde, la ville nouvelle de Chandigarh voit le jour dans les années 1950 sous la férule de l’architecte Le Corbusier. Un peu plus tard, ses disciples Oscar Niemeyer et Lucio Costa conduisent le projet de la ville de Brasilia, inauguré officiellement le 21 avril 1960.

À notre époque, les « villes-monde » (Londres, New York, Los Angeles, Hongkong…), dont l’histoire est étroitement liée aux empires coloniaux et aux différentes évolutions du capitalisme, ne cessent de fasciner. Elles sont entrées dans l’imaginaire collectif globalisé. Si les villes d’Europe sont alternativement objets de nostalgie ou d’exotisme (entre le Paris d’Amélie Poulain et le Prague de Mission impossible), les villes étatsuniennes ont gagné une dimension symbolique terriblement universelle. Elles nous sont devenues familières grâce à la moindre série télévisée. Mais en dehors du monde occidental, on trouve aussi des villes bien réelles, conçues pour répondre à tous les impératifs de l’économie néolibérale globalisée. On pense à Singapour, qu’Elsa Marpeau décrit dans un polar en partie autobiographique, L’expatriée (2013) comme le site de rapports de domination entre Occidentaux blancs et population non blanche.

Au sein de cet imaginaire de la ville du futur, Dubaï occupe une place particulière. Fondée au XVIIIe siècle seulement, la capitale de l’émirat auquel la ville donne son nom appartient à la fédération des Émirats arabes unis (elle en assure la vice-présidence). Créée en 1971, cette fédération, dont la capitale se situe à Abou Dhabi, rassemble sept émirats émancipés de la tutelle britannique : l’histoire coloniale de la région est donc très récente.

Dubaï est devenue aux yeux de certains, depuis le début des années 2000, le symbole d’une utopie délétère, laboratoire du capitalisme néolibéral triomphant. Du point de vue des jeunes diplômés racisés français, les pays du golfe Arabo-Persique sont parfois mis en scène et perçus comme une alternative à une société de type européen dans laquelle l’accès à l’emploi est rare et discriminatoire. Les séjours des stars sportives à Dubaï sont souvent médiatisés au prisme des clichés d’un mode de vie « jet-set », érigé en symbole de la réussite sociale et matérielle. Pour Mike Davis, auteur d’essais remarqués sur les violences sociales des géographies urbaines postmodernes, Dubaï est certes l’incarnation des valeurs du capitalisme néolibéral, mais surtout l’image du monde futur où les logiques financières et l’accroissement des inégalités se déploient dans un contexte sécuritaire et autoritaire1.

Être ou ne pas être (occidental)

L’un des mérites du livre d’Amélie Le Renard est de complexifier cette vision, d’autant plus séduisante et répandue qu’elle se nourrit des stéréotypes orientalistes sur les sociétés arabes du Golfe, aisément renvoyées à la « facticité » des nouveaux riches et des parvenus. L’autrice ne dépeint pas Dubaï comme une exception, mais replace au contraire les dynamiques sociales observées à Dubaï dans un contexte global, où la région du golfe Arabo-Persique joue depuis des siècles le rôle de carrefour commercial multiculturel. Ce faisant, son livre fournit des données utiles pour qui veut développer une critique sociale du modèle dubaïote en évitant les simplifications. Le privilège occidental offre par ailleurs un contrepoint bienvenu à la propagande de l’émirat en en détricotant les tenants et aboutissants.